Eté 58. Les événements d’Algérie durent depuis quatre ans. Pelé est champion du monde pour la première fois. Le Général de Gaulle revient au pouvoir. Les filles se coiffent comme Brigitte Bardot dans « Et Dieu créa la femme ». Les jeunes flirtent dans des « surpats » mais la perte de la virginité reste un sujet tabou.
Cet été est, pour Annie Duchesne, le moment tant attendu de son émancipation. Elle est naïve, immature, orgueilleuse – elle se voit telle une reine – elle n’est jamais « sortie de son trou » d’Yvetot mais aspire à vivre une histoire d’amour comme dans les magazines et les livres qu’elle a dévorés.
Annie va fêter ses dix-huit ans dans une colonie de vacances à S, dans l’Orne, où elle est monitrice. C’est, pour elle, l’occasion d’une première expérience sexuelle, violente et brutale, avec un homme au désir ardent, H, auréolé de son statut de moniteur-chef. Annie, subjuguée, abdique toute volonté et, passive, se soumet à la sauvagerie masculine. Follement éprise mais délaissée, elle multiplie les relations et se voit bientôt traitée de « fille facile » mais fait fi des quolibets, des humiliations et des moqueries pour faire la fête, goûter pleinement au bonheur du groupe et à l’ébriété communautaire. Tout ceci ne sera pas sans conséquences corporelles – aménorrhée (absence de règles) et alternance entre la boulimie et l’anorexie – mais aussi scolaires. Durant deux ans en effet, la « fille de S » balbutie sa vie. La lecture du « Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir lui révèle qu’elle s’est conduite comme un pur objet sexuel. La honte des rires et du mépris des autres l’envahit. Elle éprouve alors une véritable glaciation intérieure, un dégoût de soi ; rien ne fait plus sens dans sa vie jusqu’à la découverte du désir d’écrire lorsqu’elle est fille au pair en Angleterre.
Cette « fille de 58 » Annie Ernaux a longtemps voulu l’oublier. Dans « Mémoire de fille », plus d’un demi-siècle après les faits, elle cherche à la ressusciter pour pouvoir la comprendre. Pour ce faire, elle enquête et déconstruit la fille qu’elle a été. En s’appuyant sur de vieux agendas, des photos, des lettres envoyées à une amie, des chansons populaires et divers films, Annie Ernaux, par un travail remarquable sur la mémoire, entend retrouver la réalité de cette jeune fille en s’immergeant dans le monde qui fut le sien. Car nous ne sommes pas seuls au monde : chacun de nous est traversé par le monde et les autres.
Annie Ernaux distingue le « elle » (la fille de 58) et le « je » (la femme qui écrit). Elle tente de les réunir pour pouvoir intégrer à sa vie cette fille de dix-huit ans. Elle parvient ainsi à « explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive au moment où cela arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ».
Ce livre, « Mémoire de fille » marqué par une écriture blanche mais traversé par la recherche scrupuleuse de la plus grande précision, est tout simplement magnifique.
Pierre-Michel Leloup
A VOIR:
Mémoire de fille au Théâtre de Namur du 9 au 14/01