Denis Saint-Amand, 18 ans en 2003

En plus d’une vingtaine de romans et récits, Annie Ernaux s’est imposée comme une romancière du réel, moins encline à peindre des fresques à la Balzac qu’à se prendre elle-même pour objet, pour mener ce qu’elle désigne volontiers comme une « ethnologie de soi-même ». Le retour qu’elle opère sur sa trajectoire dépasse l’auto-analyse. Dans un texte intitulé « Raisons d’écrire », épilogue d’un volume collectif consacré à la réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, l’auteure définit son œuvre à l’aune du travail du sociologue, et lui emprunte la notion a priori oxymorique de « confession impersonnelle » : « la confession impersonnelle que je pratique part de l’intime, du singulier, et s’énonce au moyen du je comme dans la confession “la plus personnelle”, classique, et l’impersonnalité provient d’une distance objectivante qui prend en compte des données sociologiques, historiques, en s’efforçant de mettre au jour quelque chose de collectif, de général »[1]. Il s’agit, en d’autres termes, de saisir une singularité – la sienne – pour tenter de reconstruire à travers elle certains rouages sociaux d’une époque.

Un tel projet, pensé comme une synecdoque, peut faire écho à la célèbre remarque de Flaubert, dans sa lettre à Louise Colet du 14 août 1853 : « Tout ce qu’on invente est vrai, sois en sûre. […]. Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même ». Ce que Flaubert dénonce dans Madame Bovary, ce sont moins les récits populaires que chérit son héroïne que l’état d’une société qui produit des façons de lire aussi naïves que celle d’Emma ; c’est-à-dire une société où les filles sont parquées dans des couvents et où leur éducation est déléguée à une institution qui se soucie peu de les doter d’un esprit critique, une société où la femme est cantonnée à un statut subordonné, depuis lequel les destinées amoureuses des princesses qui rythment les romans sentimentaux tiennent moins de la distraction que du but à atteindre. En cela, Madame Bovary est un roman féministe.

La jeune Annie Duchesne de Mémoire de fille rappelle Emma Bovary, et pas uniquement parce que les deux textes, situés dans une Normandie étouffante, sillonnant d’Yvetot à Rouen en brouillant parfois les repères toponymiques (la bourgade fictive de Yonville chez Flaubert ; la colonie rendue insituable par la réduction de son nom à un S initial chez Ernaux), partagent quelques lieux communs. Dans Mémoire de fille, paru en 2016 et écrit majoritairement à la troisième personne, l’auteure se dégage de celle qu’elle n’est plus depuis longtemps, dont elle ne se souvient que par bribes et qu’elle a voulu oublier sans jamais y parvenir. L’autoportrait qu’elle esquisse en différé et à distance est forcément lacunaire et impressionniste, mais il donne à voir des espoirs, des poses adolescentes et la conscience d’un décalage.

L’Annie d’avant Ernaux, celle de l’été 1958, n’est pas encore l’écrivain-transfuge prompte à saisir les mécanismes de domination : elle est, à l’image de l’héroïne flaubertienne, aussi débordante d’envies qu’inexpérimentée, aussi déterminée ― portée par « l’orgueil d’une reine » ― que vulnérable. Forte de la distinction qu’elle signifie déjà aux siens (elle écoute Brassens plutôt qu’Yvette Horner ; lit Les Fleurs du Mal plutôt que Nous deux) et de désirs qu’elle tient pour « un droit dû à sa différence » (quitter sa ville natale, goûter aux sociabilités artistes et intellectuelles, mettre à distance le café-épicerie de ses parents et échapper au contrôle de ces derniers), elle s’avance fière en tenant l’horizon de la colonie de S. pour une première étape vers l’émancipation.

Ce qu’elle y découvre n’est toutefois pas conforme à ses attentes : novice, elle ne connaît pas les autres animateurs, n’est ni de leur monde ni de leurs réseaux, ne maîtrise pas leurs codes, leurs habitudes et leur argot. Immédiatement en porte-à-faux, elle se démène pour que la troupe l’intègre. Encore ne le fait-elle pas en stratège mesurant chacun de ses coups, mais en dévote candide, adhérant par principe plus que par conviction à l’univers qu’elle investit. Après trois jours, dès la première « sur-pat » à laquelle elle participe, elle devient le jouet de H, moniteur-chef dont elle s’entiche et qu’elle appelle « l’archange » : les pages qu’Ernaux consacre à cet épisode, cinquante ans plus tard, ont l’acuité et la puissance de sa lucidité. L’écrivain déconstruit la violence d’une agression sexuelle rendue possible parce que pensée comme naturelle : « Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c’est ainsi. »

De même que le nom de la colonie s’efface derrière sa majuscule, du moniteur-chef ne subsiste qu’un H capital. Est-ce un hasard si la même lettre est à l’initiale du sentiment le plus présent dans l’œuvre d’Annie Ernaux ― la honte ? L’auteure a donné ce titre à l’un de ses récits les plus durs (La Honte, 1997), dans lequel elle revient sur ses origines à rebours d’un dimanche de juin traumatique où son père a tenté d’assassiner sa mère. Elle n’a en réalité cessé d’interroger, tout au long de ses publications, les mécanismes qui provoquent l’impression pénible d’être inférieur, de déroger. Ainsi de La Place (1983), où, retraçant son ascension sociale, elle interroge la honte qu’elle a éprouvée vis-à-vis de ses parents, de leurs tics langagiers et de la façon dont ses amies singeaient ces derniers, mais aussi vis-à-vis de cette honte elle-même (la honte d’avoir honte).

Dans Mémoire de fille, la honte affleure à chaque page ou presque et est dans le même temps évacuée. Le sentiment est omniprésent dans le quotidien d’Annie : honte de sa mère qui la surveille lorsqu’elle danse au bal du village et la tient en cela pour suspecte (œuvrant, malgré elle, à ce que sa fille incorpore une culpabilité féminine), honte de la même qui veut l’accompagner jusqu’à la colonie, honte de ne pas être dans le coup, honte d’être mise à l’écart, honte des expressions qu’elle a pu employer, honte du milieu d’où elle vient. Après son agression par le moniteur-chef, Annie devient la cible des quolibets et blagues salaces des autres animateurs de la colonie ; sa coturne et elle ont même la désagréable surprise de voir le miroir de leur chambre barré d’un « Vive les putains ». Le sentiment d’injustice, écrit l’auteure, domine alors : « Ce n’est pas elle, la honte, qui a fixé le souvenir des mots au dentifrice rouge, c’est la fausseté de l’insulte, de leur jugement à eux, de l’inadéquation entre putain et elle. Je ne vois rien dans cette période qui puisse s’appeler honte. » Pour toute naïve qu’elle soit en cet été 58, la jeune Annie a l’immense force de ne pas céder à cette honte-là, que son agresseur et ses comparses forgent à son intention pour se dédouaner de leur propre culpabilité. Ce que déconstruit Mémoire de fille, c’est notamment un double principe de domination masculine et de ce que Pierre Bourdieu appelait la « violence symbolique » (soit la capacité des dominants à faire participer les dominés à leur propre domination) : l’auteure y montre par quels procédés on tente de transformer la victime, isolée et exposée aux railleries, en coupable, et à l’enferrer dans un rôle passif où toute liberté lui est déniée.

L’un des grands enjeux de l’œuvre d’Annie Ernaux est de traquer ces logiques d’écrasement, systèmes de domination et autres machines à fabriquer la honte. Dans La Femme gelée (1981), elle exposait comment, croyant pouvoir se targuer du progressisme de son couple, elle avait vu son mari la cantonner aux tâches ménagères et privilégier sa propre carrière au détriment des projets qu’elle souhaitait mener à bien, arguant qu’elle « n’[était] qu’une femme » ; dans L’Événement (2000), elle donnait à lire l’expérience d’un avortement clandestin, réalisé dans des conditions insalubres en marge d’un système de santé où les femmes sont confrontées aux anathèmes et aux jugements moraux des médecins, et à l’encontre d’une loi ayant pour seule finalité de contrôler le corps féminin. Il y a peu, l’auteure s’est distinguée par son engagement en faveur des Gilets jaunes, méprisés et écrasés par le pouvoir en place, et a manifesté son soutien à la grève générale qui, depuis décembre 2019, s’oppose à la réforme des retraites imposée par le gouvernement Macron.

L’engagement d’Annie Ernaux pour la cause féministe n’est plus à rappeler. À une journaliste qui lui demandait récemment si « on n’allait pas trop loin quand on dit qu’il ne faut pas aller voir les films de Polanski », l’auteure, souriante, rappelait que l’idée d’excès, d’aller trop loin, était systématiquement brandie quand les dominés demandaient des droits ― et de conclure, limpide : « Pour aller trop loin, il faut d’abord y aller. Et on n’y est pas. » Avec Ernaux, nombreuses sont aujourd’hui celles qui démontent avec courage et brio les procédés visant à entretenir la subordination des femmes, et qui leur opposent des pistes alternatives. C’est Adèle Haenel, qui a dénoncé les abus exercés par le réalisateur Christophe Ruggia alors qu’elle était adolescente ; ce sont celles qui recouvrent les murs de nos villes de collages appelant à lutter contre le féminicide et la culture du viol (voir notamment @collages_feminicides_paris sur Instagram) ; ce sont Safia Kessas et Camille Wernaers, figures de proue du projet de la RTBF Les Grenades ; c’est la réfugiée sénégalaise Ndeye Khady Gueye, qui, par le biais des dernières citées, a rappelé que le genre était un facteur aussi crucial que sous-estimé dans les procédures d’asile ; ce sont les Québécoises Geneviève Morand et Natalie-Ann Roy, qui récupèrent l’insulte « féministes frustrées » pour définir un nécessaire mouvement de libération de la colère ; ce sont les essayistes et journalistes Chimamanda Ngozi Adichie, Sarah BarmakMona Chollet, Rebecca Solnit et Victoire Tuaillon, qui empêchent de penser en rond ; c’est l’assemblée participative Alter-égales ; c’est Juliette Boutant, illustratrice du Projet Crocodile, et Lucile de Peslouän, qui explique Pourquoi les filles ont mal au ventre ; c’est la réalisatrice Alexe Poukine, dont le glaçant Sans Frapper confronte à la destruction opérée par le viol. Il est nécessaire de les lire, de les écouter, d’appliquer leurs propositions. Dans Mémoire de fille, Ernaux dit aussi combien son parcours doit à Simone de Beauvoir, dont Le Deuxième sexe l’a aidée à prendre conscience de sa situation, des déterminations et des contraintes qui pèsent sur elle. Objectiver la domination masculine est une étape cruciale et nécessaire. Nous devons désormais faire mieux. Viser plus haut. Il faut non seulement nous donner les moyens de la mesurer, mais aussi de la contrecarrer. Parce que, comme l’écrit Ernaux : « avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer ».

Denis Saint-Amand – FNRS – UNamur

[1] Annie Ernaux, « Raisons d’écrire », dans J. Dubois, P. Durand et Y. Winkin, Le Symbolique et le social [2005], PULg, « Situations », 2015, p. 364.

 

A VOIR:
Mémoire de fille au Théâtre de Namur du 9 au 14/01

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