Mémoire pour tous
Comment écrire sur Mémoire de fille ? Ce texte court, à la forme pourtant si simple, représente un travail de mémoire et d’écriture long et difficile. Par ses va-et-vient entre deux époques éloignées de plus de 50 ans, l’auteure se livre à nous avec une sincérité et une précision implacables.
Comment faire autrement que de recourir à la première personne pour évoquer ce récit ? La violence du désir des hommes à mon encontre, le regard intransigeant du groupe pour des « écarts de conduite », la honte d’avoir été considéré comme un objet me sont étrangers. Et pourtant, ce texte m’interpelle. Il s’adresse directement à moi, me renvoie à mes propres blessures.
Peut-être est-ce parce qu’à travers la description des brutalités qu’elle a subies – et qui planent sur chaque « fille » dès qu’il est question de sexualité, Annie Ernaux transcende la dénonciation du sexisme pour nous toucher au plus profond de notre intimité. Elle fait vibrer des cordes qui peuvent toucher chaque individu, quel que soit son sexe et l’époque à laquelle il vit.
Comme Annie D, je sais ce qu’on ressent face à l’injustice de se voir réduit à une image simpliste par un groupe qui trouve sa cohésion dans le rejet de l’autre, grâce à l’avènement de quelque hors-castes. S’en suit la tentation, vaine, de se joindre aux oppresseurs pour dévier l’ostracisme vers un autre et être enfin accepté par le groupe en se conformant à ses usages. Mais n’est-ce pas le cas de tout le monde ?
N’est-ce pas une réalité que nous vivons tous dès que nous devons nous structurer en groupe ? L’école, les mouvements de jeunesse, le travail, les voyages en groupe ne sont-ils pas autant de lieux où une hiérarchie sociale doit se créer ? N’est-il pas plus aisé de se sentir accepté si l’on peut se comparer à des « rejetés » ? Notre jeunesse ne passe-t-elle pas obligatoirement par des expériences d’exclusion et d’humiliation ?
Les blessures qui en résultent et la culpabilité sont profondes, notre comportement pour y faire face erratique. On refoule, il faut aller de l’avant. Comment accepter cet autre moi passé, ce petit con orgueilleux, ce maladroit, ce naïf trop sensible, ce salaud, cette victime, ce suiveur… Ce bourreau que j’ai été, que je ne comprends pas et qui me fait honte ?
« Je la suis, cette fille, image par image, depuis le soir où elle est entrée avec sa coturne dans la cave et que H l’a invitée à danser mais il m’est impossible de saisir tous les glissements, la logique, qui l’ont conduite à l’état où elle se trouve. »[1]
Annie Ernaux trouve la force de regarder en arrière. Elle observe Annie D, cette jeune fille qu’elle était à 19 ans. Elle fouille dans sa mémoire, son journal, sa correspondance, ses photographies afin de la comprendre. Elle parvient à recréer du sens dans une suite de choix, d’échecs, de souffrances. Elle se réconcilie avec Annie Duchesne au terme d’un très long parcours d’écriture, qui semble éreintant. Et à travers elle, je me réconcilie un peu avec moi-même.
Gilles Kinoo
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1. P.58
A VOIR:
Mémoire de fille au Théâtre de Namur du 9 au 14/01