Fabrice Giot
Passeur d’arts et d’histoires. Si besoin : docteur en histoire de l’art, conservateur du Musée des Arts décoratifs de Namur et directeur du Pôle muséal des Bateliers à Namur. 100% humain.
« Oh, une petite fille « ! Combien de fois n’ai-je pas entendu, dans la bouche des enfants visitant le musée, cette phrase devant le portrait du 17e siècle de cet enfant coiffé de plumes, au cou orné de perles rouges et portant une longue robe de mousseline? Ainsi donc, dès 6 ans, la représentation de cet enfant, ne peut être pour notre jeune public, qu’une petite fille… Et pourtant, il s’agit du petit comte François de Groesbeeck! Cette réaction m’en rappelle d’autres vécues par le passé en classes de maternelles : un cheval bleu de Franz Marc « courant dans la lumière » devient après 5 ans « un cheval ce n’est pas bleu, ça n’existe pas » et une vache de Marc Chagall « qui s’envole comme un ballon » est réduite à « une vache ne vole pas »! Si parfois les enfants évoquent encore la possibilité d’un rêve, cette possibilité s’estompe rapidement avec l’âge. La réalité, la vérité, c’est ça ou ça!
Dans la vision performante de l’éducation qu’on s’acharne, de bonne foi sans doute, à enseigner dans notre société, le tri est vite fait. L’art n’est que partie insignifiante. La littérature, le théâtre, le musée en arrivent à devenir des corvées. Au-delà de cette vision cliché, le manque d’éveil aux formes artistiques et, globalement, les mauvaises méthodes de s’y ouvrir, sont loin d’être anecdotiques. Priver dès le plus jeune âge nos semblables de la part d’imagination, de rêve, de les exprimer, n’est-ce pas concourir à priver le petit humain d’introspection, de réflexion, de l’art de la nuance, de la critique, de l’objectivité, de l’ouverture? Dès le plus jeune âge, l’apprentissage suit des rails tout tracés. « Les choses sont comme ça! Point. CQFD »… Bien sûr, les référentiels prônent le contraire mais dans les faits? Ce qu’on appelle la réalité est présenté de manière binaire, tout est classé, rangé, ordonné, défini et la curiosité est limitée. Les choses s’imposent et s’évaluent de manière simpliste, on ne sait pas faire autrement… Où et comment exprimer notre émotion alors dans un monde où l’on n’a à la fois pas reçu les moyens de l’exprimer et pire, où l’exprimer devient faiblesse ou marginalité? Comment s’étonner que la soif de chacun d’exprimer sa part d’émotion, choisisse aujourd’hui le piège de l’émotionnel brut voire brutal, subjectif, sans nuance, sans recul et binaire? L’inconnu, l’incompris ne peut que faire peur et déranger, il faut le chasser, l’exclure, le combattre, l’éradiquer, l’oublier, le cacher car il ne fait pas partie de la réalité minimaliste et normée dont on a fait notre vérité clef sur porte…
Un cheval bleu n’existe pas, une vache ne s’envole pas et un petit garçon portant des plumes, un collier et une robe n’est pas normal… Il faut le justifier, c’est un malade, un pervers, un pêcheur, une caricature, un original. On peut au mieux en rire ou tolérer sa différence, c’est-à-dire supporter – ou accepter parce qu’il faut bien – qu’il ou qu’elle ne soit pas comme « nous »… Quelle désespoir! Au « non, » on oppose le « oui mais »…
Après 20 ans passés aux côtés des arts avec mes proches et presque 35 dans mon cadre professionnel, je suis – naïvement ou prétentieusement – convaincu que vivre les arts au quotidien permet de toucher à cette part de mystérieux présente en tout être humain et sublime le rejet en accueil, le jugement en réflexion, la méfiance en intérêt. Cela rend possible toutes les nuances, toutes les couleurs, toutes les formes et toutes les grammaires de la vie. Cela nous détache du défini strict, de l’identité obligée, du paraître rassurant.
« Ceci n’est pas une pipe » créait Magritte.
» C’est un enfant habillé luxueusement à la mode de son époque, dans un intérieur riche et accompagné de ses armoiries, qui a le privilège d’être peint car il représente la poursuite de sa lignée ». Depuis ma petite existence, il me plait à croire qu’il serait apaisant que de jeunes enfants puissent se passer de normer, de genrer, de réduire, d’interpréter, que la différence devienne une indifférence et que les « oui mais » se transforment en « et alors… ».
Et alors…