Marie De Ridder, 18 ans en 1995

Naissance d’un être littéraire

 

«  J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » (p. 156)

 

Entremêlant intimement la vie et l’écriture, Mémoire de fille est le voyage retour d’Annie Ernaux vers les sources de son envie d’écrire. Un flash-back mouvant vers ces années charnières de la fin de l’adolescence, entre 18 et 23 ans (1958-1963), où se construit l’indépendance d’une fille devenant femme et écrivaine. Où celle qui s’appelle encore Annie Duchesne découvre l’ivresse (et son revers, la gueule de bois) de la liberté, Simone de Beauvoir, le pouvoir de son propre corps. Où elle découvre qu’il lui appartient, ce corps, oui, mais qu’elle doit tout de même le conquérir. Qu’elle le peut.

En ce début de décennie post-me too, on lit Mémoire de fille comme un précieux témoignage sur la condition féminine en France dix ans avant Mai 68, soit à peu près autant avant la popularisation de la pilule, et 16 ans avant la loi Veil. C’est ce qui, paradoxalement, en fait une œuvre terriblement intemporelle et universelle. Ernaux écrit, du harcèlement qu’elle a subi : « Ce qui a eu lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre. » (pp. 70-71)

Ce voyage mémoriel suit le flux de la pensée, capte le mouvement de la conscience au-delà du temps, à des décennies d’intervalle, interrogeant le passé via lettres, photos, mais surtout par l’introspection. Arriver à dire la transformation de l’expérience en souvenir : tout est là.

Annie Ernaux compose ainsi une œuvre singulière, s’assumant pleinement telle qu’elle est. Elle écrit : « Il y a deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l’autre, sauf pour celui qui choisit de s’adonner à l’une plutôt qu’à l’autre. » (p. 107) Et elle ne choisit pas : en cherchant, elle représente, sans qu’aucun des deux pôles soit jamais prépondérant.

A peu près en synchronie avec l’éveil à la vie d’Annie D., François Truffaut tourne Les 400 Coups, autre prologue à Mai 68, autre manifeste libertaire (masculin, certes) d’une jeunesse avide de vivre et de déconstruire le vieux monde pour en inventer un autre, pressée de quitter un carcan parental pour échouer plus tard dans un autre, conjugal lui, comme une étape obligée (pour Ernaux aussi) vers l’affranchissement. Aux USA, sous Eisenhower, Marilyn arrive au faîte de sa gloire, tandis que JFK gravit les marches du pouvoir ; Nabokov est aux prises avec la censure pour Lolita. Burroughs est sur le point d’écrire Le Festin Nu, dans la foulée de Sur la route de Kerouac, qui toucheront la francophonie seulement quelques années plus tard ; les graines de la contre-culture sont ainsi semées, qui fleuriront notamment avec les hippies et le flower power. Cet été 58, la mère de John Lennon est tuée par un chauffard. Les Beatles se prononcent encore les Quarrymen, et bien que l’équipe ne soit pas encore complète, ils s’apprêtent, eux aussi, à leur niveau, à secouer une société toujours guindée. Bref, ça bouillonne, et les lignes commencent à bouger un peu partout. Autant d’expérimentations de formes nouvelles pour dire et faire un monde nouveau.

A l’été 63, à la fin du récit de Mémoire de fille, ce n’est encore que le début de l’hystérie nommée Beatlemania. Annie Duchesne, l’héroïne du récit – Ernaux la met elle-même à distance en utilisant la troisième personne – en pressent-elle quelque chose lors de ses six mois comme jeune fille au pair outre-Manche en 1960 ? En tous cas, elle anticipe par sa conduite le refrain-programme All you need is love. Car elle ne veut que ça : se laisser guider par son désir, quitte à payer le prix fort et passer instantanément de « la femme qui aimait les hommes » (je reviens à Truffaut) à la « putain sur les bords » provinciale. Une Bovary assumée, qui choisit la vie et non la mort.

C’est de tout cela, de cette lame de fond surgissant pour couper en deux le vingtième siècle, pour couper le cordon conjugal et patriarcal, que rend compte Annie Ernaux à travers le prisme éminemment personnel de son expérience. Avec une finesse et une sensibilité rares, par un texte aux contours flous comme les souvenirs, elle crée une passionnante socio-poétique.

Marie De Ridder

Edition consultée : Gallimard, Folio n°6448, 2016

A VOIR:
Mémoire de fille au Théâtre de Namur du 9 au 14/01

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