Pierre-Michel Leloup
Professeur de Français et d’Economie, passionné de littérature, de cinéma, de musique classique, de théâtre et de bières trappistes, il est un bon lecteur et un fervent amoureux de la vie. 90% masculin, 10% féminin.
Sur le parking d’un supermarché d’une ville de province, une femme se démaquille tristement, face au rétroviseur, en écoutant une chanson de Melody Gardot. De façon méticuleuse, elle enlève sa perruque blonde, sa robe de soie, sa culotte et roule ses bas jusqu’aux chevilles. Bientôt, celle qui, sous le prénom de Mathilda, dansait, à corps perdu, une heure plus tôt, au Zanzibar devient Laurent. Celui-ci, désormais en tenue de sport, a remis de l’ordre dans sa voiture et rentre chez lui.
Petit garçon, Laurent passait de longues heures enfermé dans la penderie maternelle et détestait la tension virile et la puanteur des vestiaires de son club de football, auquel son père l’avait affilié d’autorité. Laurent a grandi et a rencontré Solange, son amour de lycée. C’était il y a vingt ans. Ils se sont mariés. Laurent est devenu le père de Thomas, âgé aujourd’hui de seize ans et de Claire, treize ans. Solange est professeure des écoles, Laurent travaille dans une société d’éoliennes. Le couple Duthillac, tout en harmonie et en complicité durant ces années, s’est endetté pour acheter une maison. Solange prenait les initiatives et Laurent suivait joyeusement. Une famille ordinaire, simple, heureuse et équilibrée jusqu’à ce que Laurent ressente d’insupportables douleurs, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus refréner ses envies de toucher de la soie, jusqu’à ce que la femme en lui se manifeste de plus en plus ouvertement. Son corps est un cri. Laurent se vit en effet comme n’étant pas né dans le bon corps : il se sent femme ce qui ne l’empêche pas de continuer à se sentir père et de toujours aimer Solange !
Laurent n’avait jamais évoqué ses ressentis avec Solange. Sa vie bascule quand, seul lors d’un week-end, il se travestit pour la première fois à son domicile. A son retour, Solange découvre une épingle avec de longs cheveux blonds enchevêtrés. Elle pense que Laurent la trompe et décide de le filer. Elle découvre alors l’existence de Mathilda.
Sur l’insistance de son épouse, Laurent consulte alors un psychologue afin de se faire aider. Cette démarche s’avère rapidement vaine car le psy le circonscrit à une formule lapidaire : névrose obsessionnelle. Cet austère aphorisme conforte Laurent dans sa détermination : il lui faut laisser exister la femme qu’il a toujours été intérieurement et convaincre son entourage, personnel et professionnel, de l’accepter tel qu’il est au fond de lui. Il ne veut désormais plus se cacher ni avoir honte ; il entend s’assumer pleinement. Laurent sera assisté, dans sa démarche, par Cynthia, une amie du Zanzibar, qui, naguère, a connu la même situation et suivi le même parcours éprouvant et semé d’embûches.
Laurent s’en ouvre d’abord à sa famille et cela provoque une onde de choc sur ses proches. Solange est plongée dans un profond désarroi, Thomas, en pleine construction identitaire, réagit, verbalement, de façon violente et demande bientôt à pouvoir aller en pension. Son rejet du père trahit sa grande souffrance. Claire, quant à elle, commence par s’interroger avant de solliciter l’aide d’une émission de télévision et d’écrire un article sur le sujet, pour le journal du collège, avec une amie de sa classe. Aucune de ces réactions n’entame toutefois la résolution de Laurent, bien décidé à aller jusqu’au bout en dépit des difficultés rencontrées. Tout à la joie de se trouver en accord avec sa nature profonde, il achète un tailleur, de la lingerie féminine, des bas et des chaussures à talons hauts et décide de se rendre au travail habillé en femme. Il s’y retrouve en butte à l’incompréhension, la sidération et l’incrédulité de ses collègues de bureau et à la colère d’Estelle, dont il est depuis longtemps le confident. Celle-ci se sent « trompée » car Laurent ne lui a jamais fait part de ses tourments intérieurs. Cynthia avait pourtant prévenu celui-ci : « on ne sait jamais d’où viennent les coups et les pires viennent souvent des proches ». L’organisation d’une réunion professionnelle avec le patron de la société, le délégué syndical et la DRH n’y changera rien.
Laurent ingère bientôt des hormones pour devenir plus pleinement une femme et décide d’adopter un nouveau prénom : non pas Mathilda (la femme cachée) mais Lauren (la femme dévoilée). Confrontée à cette métamorphose, Solange est sous le choc et vacille. Elle se sent trahie au plus intime de son être et se trouve confrontée à de nombreuses interrogations : Qui est-elle ? Quelle est désormais sa place ? Que veut-elle ? Peut-elle tout à la fois partir et rester en aménageant sa vie ? Et qu’en est-il de l’amour qu’elle continue à éprouver pour Laurent ? Solange interroge sa propre identité et découvre, progressivement, sa liberté. Le dernier chapitre nous présente une Lauren assise dans le TGV pour Bruxelles, où elle sera opérée. Une Lauren « en pleine lumière » qui revoit les moments heureux de son existence.
Ce roman de Léonor de Récondo traite, dans un style sobre et avec une grande justesse, de l’identité et du sentiment de ne pas être né dans le bon corps. L’identité, on l’éprouve intérieurement mais elle se construit également dans le regard, que les autres portent sur nous. Ce livre narre l’histoire d’un cheminement ardu, qui commence dans l’ombre et finit dans la lumière. Il aborde des questions essentielles : Suis-je bien tel qu’on me voit ? Combien de temps faut-il pour être soi-même ? Dans quelle mesure peut-on demander à ceux qu’on aime de rester tels qu’on les a aimés ?
Léonor de Récondo a voulu que la transition, vécue par Laurent, affleure aussi dans la langue par un travail délicat sur les pronoms personnels employés pour le désigner. En famille, Laurent est évoqué par « il » ; au terme de la révélation, dans la zone d’indétermination, Laurent est associé au pronom « elle » ; les premiers accords de ce type surprennent quelque peu le lecteur. Après l’ingestion d’hormones, Lauren surgit, alors, pleinement liée à « elle ».
¹« Point cardinal » (1) est un livre intime, nuancé et subtil. Il est écrit sans jugement, sans morale, sans pathos. Un critique évoque, très justement, à son sujet un « petit bijou d’humanité ». C’est surtout un grand roman d’amour, d’écoute et de tolérance.
La note de bas de page (1) ne figure pas ici. Je la reproduis : le titre de ce roman – « Point cardinal » – apparaît dans le texte : « Une extase qui le transporte, coeur battant, au centre de sa chair, en son point cardinal, là où Mathilda pousse un cri » (Livre de poche – page 76)
(1) Le titre du livre est mentionné dans le corps du texte : « Une extase qui le transporte, cœur battant, au centre de sa chair, en son point cardinal, là où Mathilda pousse un cri. » (Livre de poche : page 76).