Nathalie Grandjean, docteure en philosophie. J’enseigne l’éthique générale, l’éthique du numérique et la philosophie féministe et de genre à l’Université de Namur et à l’UCLouvain. Mes intérêts de recherche sont le corps, les technologies, le féminisme et l’écologie. J’aime la philosophie quand elle cherche à jouer un rôle de subversion, y compris envers elle-même. 13% homme, 37% femme, 22% chat, 10% corneille, 16% numérique et 2% de part manquante.
Raconter autrement les corps, le genre et la nature
S’il est possible d’imaginer une autre métaphysique des genres, comment peut-on la vivre ? C’est la question que se pose « Ton joli rouge-gorge ». Plutôt que déconstruire les binarités stéréotypées qui assignent les corps, la pièce propose une réalité a-genrée, c’est-à-dire une proposition d’un réel qui n’obéirait plus à la partition métaphysique du masculin et du féminin. Ces deux modalités n’existent plus que comme un lointain souvenir qui ne se manifeste aux protagonistes que sous la forme de crises vomitives, comme la métaphore efficace d’un ras-le-bol général envers le patriarcat et l’hétéronormativité. En même temps, la pièce interroge également une tension interminable : le genre nous structure mais il nous aliène et nous devons nous en débarrasser ; le genre nous enferme mais nous donne un cadre cognitif qui fait que nous avons prise sur du réel.
Une autre métaphysique des genres est-elle possible ? Comment déjouer ces stratégies binaires ?
En 1985, Donna Haraway publie dans la revue The Socialist Review un texte « A Cyborg Manifesto : Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s ». Ce texte est particulier dans sa forme : c’est un manifeste, une déclaration politique écrite sous la triple appartenance du féminisme, du matérialisme et du socialisme. Publier un manifeste n’a rien d’innocent: cela crée une filiation avec les autres manifestes, dont le célèbre Manifeste Communiste qui en appelait à la révolution face au capitalisme.
Le Manifeste Cyborg entremêle différents styles et tonalités : tout à la fois engagé et critique, il introduit la figure du cyborg tout à la fois comme réalité sociale et comme métaphore. Haraway construit au fil des pages un mythe utile et transgressif pour le cyborg : « Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale et créature de fiction ». L’hybridité est cœur du Manifeste, au croisement de l’ontologie et de la politique des corps. Tout l’intérêt des corps cyborgiens d’Haraway réside dans sa proposition d’une sortie de la pensée binaire et totalisante, qui nous contraint à les penser dans le carcan des frontières des corps.
Haraway ironise en affirmant que nous n’avons jamais été humains. Nous avons toujours fabriqué notre nature, nous avons naturalisés nos corps pour les inscrire dans un ordre du monde dans lequel nous nous reconnaissons comme humains, car ce qui fait notre nature, c’est la matière biologique. Dans le Manifeste Cyborg, Haraway cherche à déjouer cette obsession de nature des corps humains. Elle affirme l’existence de « trois brèches percées dans les frontières » qui rendent possible son mythe politico-scientifique. La première frontière qui tombe est celle qui sépare l’homme de l’animal, la deuxième celle qui distingue l’organique de la machine, et la troisième, étant aussi comprise dans la deuxième brèche, est celle qui distingue le physique du digital.
La frontière entre animal et humain est tombée. La biologie et les théories d’inspiration darwinienne, ayant construit en objets de connaissance les organismes, ont permis d’effacer peu à peu la frontière entre l’humain et l’animal, malgré toutes les controverses que cela a suscité . Les positions déterministes en biologie permettent en réalité de « débattre des différentes significations de l’animalité humaine ». Ce sont dans les frontières éclatées que se logent le cyborg et sa mythologie. La frontière entre l’organique et le machinique se lézarde également, tout comme le regard paternaliste qui s’exerçait à l’égard des machines. Si autrefois l’histoire ou les sciences de l’esprit ont pu les considérer comme des caricatures des êtres humains (à l’instar de Frankenstein), comme des fantasmes masculinistes de reproduction, maintenant, nous dit Haraway, « nous n’en sommes pas si sûres ». En effet, les machines sont à présent autonomes et bien plus, elles sont ‘vivantes’ : « nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes ». De plus, les liens de co-génération qui se tissent entre le machinique et l’organique sont de plus en plus nombreux et imprévisibles. Si le vivant appartient maintenant aux machines, notre nature devient trouble.
Haraway nous entraîne vers le doute : nous perdons nos certitudes quant à ce qui fait nature, « nous ne sommes plus très sûres de savoir ce qui appartient ou non à la nature – cette source d’innocence et de sagesse – et nous ne le saurons probablement plus jamais ». Avec cette perte, nous perdons également la capacité innocente de l’interprétation des catégories du monde, de ce qui faisait la nature et la culture ; avec cette perte de la transcendance, nous perdons aussi l’ontologie, source de l’épistémologie occidentale .
La troisième disparition s’apparente à la deuxième : il s’agit de la frontière entre le physique et l’immatériel. Haraway souligne de manière très pertinente l’importance de la numérisation des technologies, surtout leur caractère miniature – quasi invisible –, ubiquitaire et mobile. Ces caractéristiques rendent les technologies numériques extrêmement dangereuses, voire meurtrières, à cause de l’énorme hiatus entre ces dernières et les individus : « matériels et opaques, les gens sont loin de cette fluidité ».
Ces trois frontières trouées donneraient donc un corps – pour le moins étrange – à ce mythe politique du cyborg. La proposition d’Haraway va dans le sens d’un changement de perspective face aux technologies afin de mieux appréhender nos relations avec elles, sans craindre « ni (de) leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, des points de vue toujours contradictoires ». Ce qui était une abomination devient une source d’inspiration, car si une vision unique se focalise sur une seule dimension, les monstres multicéphales ont l’avantage de voir plus, autrement et à partir de plusieurs corps. A la fois métaphore et réalité, le cyborg, par son hybridité constitutive, pose la transgression comme ontologie et comme proposition politique. Les corps hybrides, bien loin de se chercher une légitimité face au régime de naturalisation, proposent plutôt de se penser dans des nouveaux récits et discours, voire de s’écrire dans de nouveaux mythes scientifiques.
Tout entier tourné vers l’hybridité, le cyborg accorde peu d’intérêt à la reproduction sexuée, aux logiques totalisantes et à l’opérationnalité des catégories binaires du « Grand Partage ». Il n’y a plus ni nature ni culture, ces catégories sont refaçonnées. De la même manière, le cyborg ne porte pas de marquage œdipien, il ne poursuit pas d’unité symbiotique à retrouver ou à perdre . Comme bâtard du capitalisme, du militarisme et du patriarcat, il n’a cure ni du holisme ni du transcendantal, il est juste à la recherche de connexions spéciales et nécessaires. La sexualité du cyborg n’est pas hétéronormative, elle a « divorcé de la reproduction organique ». Il s’agit d’une « liberté réplicative », similaire à la sexualité des fougères et des invertébrés. Les logiques d’identité sont mises à mal par les stratégies foisonnantes d’hybridité, qui nous permettent de vivre et habiter dans une autre et/ou une nouvelle métaphysique des genres.